Récit d’Anne Sophie Pelletier, porte-parole des 14 aides-soignantes et AMP grévistes d’un Ehpad dans le Jura.
VISAGE, MAINS, FESSES
« Ce qui a été le déclencheur de nos 117 jours de grève – ( la plus longue qui ait jamais eu lieu dans un établissement personnes âgées) – ? Le manque de personnel, qui perdurait depuis des mois, nous obligeant à mal faire notre travail. Quand vous avez seize toilettes de personnes âgées à accomplir le matin, il faut aller au plus vite. Alors on hiérarchise : lavage de cheveux ? Pas possible ; la douche ? Une fois par semaine seulement. Et encore pas pour tous. Priorité est donnée aux résidents qui ont de la famille susceptible de venir rouspéter si leur proche ne sent pas bon. Au quotidien, on se contente de laver le visage, les mains, les fesses. Surtout, on ne prend pas le temps de discuter avec les personnes avec lesquelles on partage une intimité. Il faut sans arrêt les presser pour se mobiliser, pour s’habiller. Cela devient de l’usinage. Mais à l’usine c’est plus facile. Les ouvriers ont des machines face à eux, nous on a des gens. Résultat, le personnel craque. Il se met en arrêt maladie. Ce qui génère encore plus de travail pour les autres. Et encore moins de temps à consacrer aux résidents. Car le personnel manquant n’est pas remplacé. Un jour, une dame est restée une heure et demie sur une chaise percée, car on était occupées ailleurs. Une heure et demie, vous imaginez ?
PAS LE TEMPS DE DISCUTER !
Les aides médico-psychologiques (AMP) sont censées mettre en place des projets de vie individualisés pour les résidents, et donc connaître leur parcours de vie, mais on n’en sait rien ; on n’a jamais le temps de discuter. Pourtant discuter fait du bien. Ça calme les angoisses qui se réveillent quand le jour décline. Je pense à une résidente qui stresse sitôt que le soir tombe et déclenche des crises d’asthme. On lui donne des médicaments pour la tranquilliser alors qu’en passant un peu de temps avec elle, elle réussirait à se détendre. Parfois, il suffit de pas grand-chose pour apaiser les gens. Les prendre dans les bras un instant, histoire de leur permettre de sentir qu’ils ne sont pas tout seuls. Mais on n’a pas le droit de le faire, car on nous apprend à prendre du recul, à ne pas nous attacher.
NON, JE NE SUIS PAS GENTILLE !
J’ai honte de moi quand les personnes angoissées à qui j’ai promis que je repasserais plus tard pour parler avec eux, me disent « Vous êtes gentille ! » Non je ne suis pas gentille, car je ne tiendrai pas ma promesse parce qu’ il y a encore dix personnes qui m’attendent pour se mettre au lit et que mon temps de travail n’est pas illimité. C’est très dur de se sentir poussée dans une forme de maltraitance, dans la déshumanisation quoi, alors que j’ai précisément choisi ce métier parce qu’il faisait sens pour moi.
Ce sont mes valeurs éducatives qui m’ont amenée dans la gérontologie et mon besoin de me sentir utile. Avant de me former à l’aide médico-psychologique, j’avais travaillé dans l’hôtellerie après être passée par une école d’arts décoratifs. Pourquoi j’ai accepté de passer d’une bonne paie à un Smic ? Parce que j’ai eu des grands-parents exceptionnels que j’aurais détesté voir mal pris en charge. Il faut arrêter de se cacher les yeux : on est tous amenés à vieillir. Donnons-nous les moyens de bien accompagner le grand âge. Mais quand vous avez un employeur qui ne raisonne qu’en termes de profits et qui vous oblige, pour gagner plus, à piétiner vos valeurs, cela abîme. Vous choisissez un travail pour des convictions et vous vous retrouvez face à un marchand de tapis qui veut faire du fric ! Oui, l’Ehpad dans lequel je travaille fait en effet partie d’un groupe privé à but lucratif qui compte 46 établissements. Une dame qui ne pouvait plus payer Les Opalines, après y avoir vécu plusieurs années et y avoir laissé l’équivalent du prix de sa maison, s’est fait éjecter en douce. On lui a fait croire qu’on l’envoyait à un concours de tricot, car la dame adorait tricoter, notamment pour le Secours populaire, et on l’a, de fait, expédiée ailleurs. Sans la prévenir. Comment peut-on vouloir faire du chiffre avec de l’humain ? Voilà pourquoi, et parce que les cadres infirmiers refusaient de prendre en compte notre malaise, on a décidé de faire la grève.
LA PLUS LONGUE GRÈVE DE L’HISTOIRE
Au départ, on était 5, puis 13, puis 10, puis 7 au bout de 107 jours. J’ai été désignée porte-parole de notre groupe parce que mes collègues trouvaient que je parlais le mieux. Mais toutes les décisions ont été collégiales. Les familles des résidents nous ont soutenues. Certaines nous ont même rejointes au piquet de grève. Cela nous a beaucoup touchées, car c’est compliqué pour les familles de s’opposer à la direction d’un Ehpad. Cela peut avoir des conséquences pour leurs proches. Les résidents aussi nous ont soutenus, mais ils n’avaient pas le droit de nous rejoindre au piquet de grève. Notre revendication ? Plus de personnel, que les jours de formation soient considérés comme des jours de travail effectif, que le taux de dépendance des résidents soit évalué avec les soignants, une augmentation salariale de 100 € net par mois et une prime de 27,95 € par dimanche. On a obtenu gain de cause pour les formations, 2 soignants ont été recrutés, mais il en manque toujours 4 ; le reste a été refusé. Rien ne va changer pour les résidents. Ni pour notre métier. Ce qui me dépasse, c’est que l’État soit complice de cette organisation. Car les maisons de retraites à but lucratif touchent aussi des subventions des conseils régionaux. La question importante à se poser aujourd’hui est quelle valeur donne-t-on à la vie quand on habite une maison de retraite ? Quant à moi, j’envisage de changer de métier. »
Anne-Sophie Pelletier, aide-médico psychologique, a été, entre avril et juillet 2017, la porte-parole des 14 aides-soignantes et AMP grévistes de l’Ehpad Les Opalines à Foucherans dans le Jura.