Comment apporter de l’aide à une personne en perte d’autonomie, sans lui donner l’impression de la bousculer ? En essayant de comprendre ses véritables besoins. Analyse d’une situation quotidienne du point de vue de la personne aidée.
Situation de départ : Monsieur Paul, 86 ans, veuf, ne pouvait plus vivre seul à son domicile. Son fils, 52 ans, lui a donc proposé de venir s’installer dans sa maison où il vit avec épouse et enfants.
Scène d’exposition : Ce matin, Monsieur Paul arrive, pas encore bien réveillé, en pyjama, dans la cuisine pour prendre son petit déjeuner. Son fils est déjà là. Il est habillé. Il prend un café rapidement. Monsieur Paul a des gestes mal assurés à cause d’un léger tremblement. Sa marche n’est plus aussi souple qu’il y a quelques années. Mais Monsieur Paul reste très actif, au moins dans sa tête ! Il a toujours envie de faire des choses, grandes ou petites. Il aime s’occuper lui-même de son petit déjeuner. Il sort donc la bouteille de lait du réfrigérateur, puis il attrape un bol dans le placard. C’est un peu encombrant, il s’approche de la table pour poser tout cela. Son fils sort une tranche de pain de mie du panier à pain et la pose sur la table. Le beurre est là. Monsieur Paul prend le couteau pour beurrer sa tartine. Tous ses gestes sont accompagnés des commentaires de son fils : « Donne-moi ça, tu vas renverser ». Cette remarque est pour la bouteille de lait. Monsieur Paul essaie de se défendre : « Mais non, ça va ». Au moment où il pose un peu de beurre sur le pain, son fils lui dit : « Donne, je vais le faire, j’irai plus vite, il faut encore que tu fasses ta toilette».
Monsieur Paul essaie de protester mais rien n’y fait. Son fils râle, «c’est trop long, ce petit-déjeuner». Et il attrape la tartine beurrée, la coupe en quelques gros morceaux qu’il met dans le bol de lait de son père. « Mais, je n’aime pas ça, je veux ma tartine, pas de la bouillie ». Trop tard. Alors Monsieur Paul repousse le bol. Tant pis, ce matin, il ne mangera pas de petit déjeuner.
Monsieur Paul est complètement abattu. Il avait faim mais il n’a plus envie de manger. Il n’a qu’une idée : retourner au lit et ne pas en sortir de la journée. Cela n’est pas possible, déjà son fils l’appelle. « Viens faire ta toilette, il faut que je parte au travail, dépêche-toi, viens ». Son fils l’entraine dans la salle de bain. Comment résister ?
Décryptage « côté aidé »
Le fils de Monsieur Paul traite son père comme si celui-ci n’était plus capable de quoi que ce soit. Or, être âgé, même malhabile, ne signifie pas pour autant que l’on soit devenu incapable de tous les actes du quotidien.
Au fur et à mesure que l’enfant grandit, il apprend « à faire tout seul » des actes simples puis de plus en plus complexes. L’autonomie s’acquiert lentement au fil des années et s’en voir déposséder d’un coup est difficile, sinon insupportable, pour bien d’entre nous.
De cette dépossession découle un sentiment douloureux de perte. Et ce sentiment vient s’ajouter à la perte objective des moyens.
Monsieur Paul est plus lent qu’il ne l’était dans ses gestes, il marche plus difficilement. Il ressent bien lui-même tout ce qui lui échappe. Alors se l’entendre dire si brutalement par son fils ne peut que le renvoyer à une sensation très forte d’inutilité « je ne suis plus bon à rien ».
Quand une personne se rend compte de sa situation de dépendance, elle peut réagir de deux manières. Soit elle adopte une position régressive, soit elle se fige dans une position de toute puissance.
La régression est un mécanisme de défense inconscient destiné à nous protéger quand nous sommes dans une situation pénible ou trop difficile à supporter. Elle consiste à « se laisser porter » par les autres. Momentanément, nous lâchons et redevenons un enfant qui se laisse guider, pour qui les autres font tout le nécessaire.
Cette réaction se rencontre chez des personnes âgées, par exemple, ou chez des personnes handicapées après un accident, qui se sentent si déstabilisées, si démunies dans leur incapacité à prendre en charge certains actes, qu’elles abdiquent. Elles ne se sentent plus « à la hauteur ». Parfois, elles sont même dans la plainte. Rien ne va, « tout va trop vite ». La personne aidée ne fait plus rien et ne veut plus rien faire alors qu’objectivement, elle en a encore les moyens. Il y a une véritable sous-estimation de ses capacités.
Monsieur Paul est plutôt dans cette position de régression. Il abdique, pas de petit déjeuner, une toilette bâclée qui va être tout sauf un moment de bien-être. Et par dessus le marché, un sentiment de gêne vis à vis de son fils qu’il met en retard…
Quand une personne fragilisée par l‘âge ou la maladie campe dans une position de toute puissance, elle souffre tout autant. Elle ne veut rien déléguer, elle continue à faire certaines choses, de plus en plus difficilement ou dangereusement pour elle et les autres, mais elle ne veut pas lâcher. Il y a là une surestimation de ses possibilités. « Je peux faire ce que je veux sans qu’aucune limite ne vienne de l’extérieur, de la réalité ». Arrive le moment où la personne ne parvient plus à croire elle-même à cette illusion. Elle avait feint d’imaginer que tout lui serait toujours possible or il n’en est rien. En prendre conscience « en vrai », en l’expérimentant, provoque une grande douleur et conduit à un abattement que certains nomment dépression, mais que l’on peut envisager comme l’expression d’une prise de conscience brutale des limites.
Jean Dauriac, psychoclinicien