Quand le diagnostic de fin de vie a été posé, comment entretenir une communication « normale » avec la personne malade ? Et ne pas glisser entre les mots échangés de la solennité ou des sous-entendus lourds et mortifères ?
Interview de Jérôme Alric, psychologue et psychanalyste dans le département des soins palliatifs du CHRU de Montpellier.
Faut-il parler de la fin de la vie avec une personne qui va mourir?
Il y a quelques années, les médecins étaient dans une posture paternaliste : la personne gravement malade et/ou en fin de vie était traitée comme un enfant à qui on cachait la vérité et la proximité de la mort. Rien n’était pensé pour qu’elle puisse partager cette souffrance particulière. Elle mourait, maintenue dans des non-dits, des mensonges…, et même s’il y avait souvent une sorte de jeu de dupes entre elle et les personnes qui l’accompagnaient, elle, malade, partait dans une souffrance liée à une absence de mots, d’échanges, et d’authenticité relationnelle. Aujourd’hui, les choses ont radicalement basculé du point de vue de la médecine. Les médecins n’hésitent plus par exemple, à dire ou même à écrire dans leurs comptes rendus qu’il n’y a « plus rien à faire », qu’il n’y a « plus d’espoir ! ». Cette certitude de la mort annoncée crée une souffrance bien particulière qui sidère et fige le malade au présent, à l’éternel présent. Sous couvert de vouloir le bien du malade en lui disant entièrement la vérité, la parole médicale devient mortifère, au sens où elle contient un en-trop de savoir anticipé que le sujet ne pourra, bien souvent, pas gérer psychologiquement. Ainsi des malades arrêtés qui ne font plus qu’attendre l’heure de leur mort et qui sont, d’une certaine manière, dans un deuil anticipé d’eux-mêmes. Annoncer la mort de manière certaine empêche souvent les personnes de rester vivantes jusqu’à leur mort. Ce qui est important, c’est de ne pas les stigmatiser dans le « statut de mourant », car alors nous les isolons du reste des humains.
Comment être sûr que l’autre sait où il en est dans l’évolution de son état ?
La grande majorité des personnes en fin de vie ne souffrent pas d’une absence mais d’un excès de savoirs. Par ailleurs, ils savent que l’on sait. Cela va sans dire, d’une certaine manière. Le terme « soins palliatifs » parle de lui-même. Il secrète un modèle de fin de vie, qui consiste à se préparer à sa mort avant de mourir. Selon la théorie de la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross qui l’a inspirée, il faudrait en effet que le malade en fin de vie parcoure un chemin allant du déni de son état à la résignation et se présente face à la mort, prêt à mourir. Mais chacun a le droit de mourir à sa façon. Il y a des gens qui meurent révoltés, d’autres dans une part de déni… On ne peut pas uniformiser. Il faut faire avec.
L’un des messages fort de l’ouvrage Rester vivant avec la maladie (*) est justement de prendre le contrepied de ce modèle dominant, et de dire qu’il n’est pas judicieux de forcer la vie psychique du malade vers le raisonné et le raisonnable sous peine de le conduire, indirectement, à une mort psychique avant l’heure. Par conséquent, les aidants ne doivent pas viser à faire cheminer les mécanismes de défenses du malade vers l’acceptation, mais au contraire faire davantage confiance à ses productions psychiques. Si la parole du malade résiste à coïncider avec celle du médecin, c’est pour une bonne raison ! S’il y a un écart entre ce qui a été communiqué au malade et ce que le sujet en dit, lui, dans un après-coup des annonces, c’est que cela a aussi une fonction pour sa vie psychique. Je pense d’ailleurs que c’est dans cet écart que vient se loger ce qui reste vivant chez le sujet mourant. Le proche aidant a donc le choix entre deux positions. Soit il se tient au plus près de la réalité médico-biologique dans ses aspects mortifères et il invite le malade à mieux raisonner. Soit il accepte de se laisser guider par lui et embarquer dans son monde, ce qui revient à accepter les mécanismes de défenses que le malade a trouvé pour faire face à ce trou noir qu’est la mort, fussent-ils producteurs de « fantasmes de vie », ; ainsi cette dame en fin de vie qui évoquait un prochain voyage à La Réunion pour retaper sa maison.
Si on choisit d’être du côté de la vie et des fantasmes de vie faut-il éviter de parler de la mort ?
La mort ne s’aborde pas frontalement… La mort est partout, tout parle de la mort mais en parle indirectement, à mots couverts, par métaphores, sous-entendus, détours, allusions. Comme le disait Jankélévitch : « La vie nous parle de la mort et même elle ne parle que de cela (…) De quelque sujet qu’on traite, en un sens, on traite de la mort. » Voilà pourquoi il n’y a rien à dire de spécial à un malade qui va mourir : il y a à maintenir une communication au plus près de celle qui existait avant. Le fait de dé-solenniser la communication aidant/aidé est extrêmement important. Il n’y a pas à forcer le malade à parler de sa mort si lui-même n’ouvre pas la porte. C’est ce que reprend en substance un autre modèle d’accompagnement à la mort que j’ai appelé « l’Éloge de la tranquillité ». Avec ce modèle, on ne force plus le sujet à se confronter à sa mort s’il ne le souhaite pas : on le laisse tranquille. Fondamentalement, on fait confiance à ses mécanismes psychologiques qui servent avant tout à le protéger d’une réalité trop rude : ils se mettent en place pour l’aider à continuer d’être vivant avec la maladie. Ainsi, on assiste parfois à la co-construction d’un monde bâti à la fois par le malade et son aidant… C’est ce monde dans lequel le malade se réfugie pour continuer de vivre avec une temporalité rouverte.
Sur quoi devrait reposer l’accompagnement d’une personne en fin de vie ?
Plus je réfléchis à ces questions, plus je crois que c’est aux proches, plutôt qu’au malade lui-même, de porter l’intranquillité de la confrontation à la mort. Mais ces proches ont besoin d’être accompagnés. Il faut les aider à effectuer un travail de pré-deuil tout en évitant qu’ils ne basculent dans le deuil anticipé. C’est en effet le deuil anticipé qui ouvre les portes par lesquelles elles s’engouffreront toutes sortes de demandes d’aide à mourir. Or, lorsque celles-ci surgissent et commencent à se formaliser, il est difficile ensuite de rééquilibrer la pulsion de vie. Il faut aider les proches à trouver du sens dans leur présence auprès du malade. Et les aider aussi à décharger leurs « mauvaises pensées » du style, « ça sert plus à rien, autant qu’il meure ». Face au tragique, il faut se poser la question de comment tenir ensemble ? Ma réponse est de libérer le malade de la pression d’avoir à parler de sa mort alors qu’il ne le souhaite pas. C’est au groupe, au collectif de mettre des mots sur ce trou, cette énigme qu’est la mort.
À défaut d’en parler ceux, qui vont mourir pensent-ils à leur disparition ?
Comme le disait Freud, il y a un « impossible à se représenter entièrement sa propre mort ». En effet, la théorie psychanalytique définit l’homme comme étant fondamentalement divisé au sujet de sa mort : il sait et ne sait pas jusqu’au bout de sa vie. Autrement dit, une part de lui-même sait qu’il va mourir pendant qu’une autre part refuse cette disparition définitive. D’un côté, le sujet veut toujours en savoir plus sur son destin (Nous l’avons vu plus haut, à tort ou à raison, il se croit en capacité de gérer et, par conséquent, supplie le médecin pour qu’il lui dise toute la vérité) ; d’un autre côté, dans l’intime, la part fragile du sujet est arrimée à cette « impossible représentation de sa mort ». Ainsi, deux lignes de pensées contradictoires cohabitent simultanément chez le malade, ce qui produit des paroles changeantes, des retournements, parfois des propos fantasmatiques dont chacun sait qu’ils seront irréalisables et aussi parfois, il faut le dire, de véritables troubles confusionnels. C’est justement en acceptant toutes projections vers l’avenir quelles qu’elles soient, que nous maintenons les malades parmi les humains.
Propos recueillis par Véronique Châtel