En écoutant l’émission « Affaires sensibles » consacrée à Yoselin Ortega, la nounou meurtrière des deux enfants dont elle avait la garde, Marie-Paule, auxiliaire de vie dans une famille s’est souvenue du jour où elle aurait pu perdre pied. L’injustice sociale peut rendre violent.
« Attention : que l’on ne se méprenne pas sur le sens de mon témoignage ! Je n’ai jamais eu envie de tuer les enfants dont je m’occupais. Le crime de cette nounou est horrible. Mais en découvrant l’histoire de Yoselin Ortega dans l’émission de Fabrice Drouelle https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-23-fevrier-2021, j’ai identifié ce qui, dans sa relation avec sa patronne, avait pu la transformer en meurtrière : l’injustice sociale. A un certain moment, Yoselin Ortega n’a plus supporté d’aider une mère à accomplir sa tâche, élever ses trois enfants, alors que pour se faire, elle-même devenait une mère défaillante. Rien n’était trop bon pour les enfants new-yorkais dont elle s’occupait, mais rien n’était trop dur pour son fils d’origine dominicaine. A un certain moment, elle a dû considérer que cette inégalité de traitement paraissant aux yeux de tous comme « dans l’ordre des choses » lui faisait violence. Et elle y a répondu par de la violence .
J’ai éprouvé un jour ce sentiment d’injustice : moi aussi j’ai été cette femme dont les enfants comptaient moins que les enfants dont je m’occupais. Et moi aussi, j’ai trouvé injuste de devoir me délester de toutes mes réserves de patience, de disponibilité et de douceur auprès d’enfants nés au meilleur endroit que les miens. On me payait pour cela, bien sûr. Mais cela ne parvenait pas toujours à compenser l’impression que je retirais quelque chose à mes enfants pour le donner à d’autres. Je me revois impatiente avec mes enfants parce que le soir, j’étais fatiguée et que je n’avais plus envie de répéter « cesse d’embêter ta sœur », « allons faire les devoirs » etc. Je me souviens aussi de ma culpabilité quand il m’arrivait de trouver l’aîné des enfants dont je m’occupais plus intelligent, plus vif, plus mignon, que l’aîné des miens. Alors quand un jour, parce que je rechignais à laisser, Chéryl, ma fillette de 5 ans, grippée, seule à la maison pour emmener à sa leçon de piano, Victoire, la fille de sept ans de ma patronne, celle-ci m’a lancé : « Oh ! Mais votre fille peut très bien rester quelques heures toute seule à la maison. Elle est raisonnable : elle sait que sa maman a besoin de travailler », j’ai eu envie de hurler. De crier : « Ma fille ne mérite pas moins d’attention que la vôtre, madame». Je me suis retenue. J’ai installé confortablement ma fille devant la télévision, avec verre d’eau et petits gâteaux à portée de la main et je suis partie. Sur le chemin du cours de piano, j’ai échafaudé des scénarios de révolte qui n’ont pas tenu face aux sourires de Victoire. Parce que je l’aimais, cette gamine. Elle n’y était pour rien. Mais j’aurais pu perdre pied ».
Marie-Paule, auxiliaire de vie indépendante.