Ninja est une auxiliaire de vie qui manie mal la langue française, notamment à l’écrit. Dans le cahier de liaison, elle va au plus simple. Ce qui n’est pas du goût de tout le monde.

En arrivant chez monsieur Paul, ce matin-là, Ninja a été saisie par l’odeur infecte qui se dégageait de tout l’appartement. Le nonagénaire avait été malade durant la nuit et avait déféqué à plusieurs endroits. L’intervention de Ninja a donc été consacrée au nettoyage. Grande toilette de monsieur Paul, changement complète de la literie, lessives, ménage en profondeur. Le tout entrecoupé d’allers et retours aux toilettes où monsieur Paul a eu plusieurs fois envie de se précipiter. Au moment de partir, Ninja a jugé nécessaire de préciser sur le cahier de liaison que monsieur Paul était un peu dérangé au niveau intestinal. Mais comment rédiger cela en français ?  Ninja, qui n’écrit bien qu’en comorien, a choisi de rester factuelle : elle a écrit « caca » en lettres majuscules et en ajoutant trois fois le sigle +, histoire d’indiquer l’abondance.

De son point de vue, elle avait fait la transmission qu’il fallait : elle avait consigné l’inhabituel. Elle n’imaginait pas, dans le bus qui la ramenait chez elle, que monsieur Paul ouvrirait le cahier et lirait sa note. Blessé dans son amour propre, le voilà qui appelle sa fille pour se plaindre que son intimité soit exposée sur un cahier avec des termes dégradants. Sa fille, bien-sûr, réagit et appelle aussitôt la structure de services à domicile pour dénoncer la manière infantilisante et humiliante dont son père est traité. Les responsables de structures promettent que cela ne se reproduira plus et prennent les dispositions nécessaires en interne. Deux jours plus tard, monsieur Paul est retrouvé par la collègue de Ninja, inanimé sur le sol de sa cuisine. Sa diarrhée persistante ayant entraîné une importante déshydratation. Il a pu être soigné. Mais si l’observation de Ninja n’avait pas été jugée que sur la forme, si elle avait aussi été lue pour ce qu’elle voulait dire, « attention, selles abondantes et inhabituelles », monsieur Paul n’aurait sans doute pas risqué de perdre la vie.  

Pas facile d’écrire pour être bien lu ! (Lire aussi l’article « Cahier de Liaison, écrire pour quoi, pour qui ? « )

Véronique Châtel